Et si le monde de la RSE et de
l’Investissement socialement responsable (ISR) était victime de « greenwishing » ? Cette posture sincère revient à se bercer
d’illusions sur la capacité des solutions actuelles à atteindre à une « durabilité ».
D'après Duncan Austin. Incisif.
En juillet 2019, Duncan Austin,
ancien directeur du prestigieux fonds d’investissement « vert »
co-créé par Al Gore (23 milliards de dollars en gestion), ancien associé au
World Resource Institute, a publié un essai de 17 pages, qui a suscité beaucoup
d’intérêt. Titre de son essai : «Greenwish : The Wishful Thinking Undermining the Ambition of Sustainable Business ». En français : Greenwish : les illusions qui sapent les ambitions de l'économie durable".
Fort de 25 ans d’expérience dans
l’investissement socialement responsable (ISR) et dans la politique climatique,
Duncan Austin dresse un constat désabusé sur les réussites de l’entreprise
durable. « Mauvaise
nouvelle pour l’environnement : l’économie durable ne réussit pas », écrit-il.
A ses yeux, le mouvement de la
Responsabilité sociétale des entreprises (RSE) et de l’ISR serait victime de
« greenwishing ». Plus répandu et plus difficile à défaire que le
« greenwashing », le greenwishing est une posture mentale qui revient
à se bercer d’illusions sur le potentiel de changement de l’actuel
« business durable ».
Outre une critique désabusée
des limites de la RSE et de la finance responsable, Duncan Austin fait un plaidoyer pour un
changement systémique et pour plus d’action politique.
Et si au lieu de contribuer à
construire un monde soutenable, les efforts actuels pour plus d’ISR et de RSE
contribuaient à prolonger les causes du problème ?
Qui est Duncan Austin ?
L’auteur a été associé senior au
World Resource Institute (WRI) entre 1996 et 2004. Il est notamment l’auteur en
1997 du livre « Climate Protection Policies: Can We Afford to
Delay? » édité par le WRI.
Puis Duncan Austin s’est lancé
dans la finance responsable, ce que les Anglo-saxons appellent le
« socially responsible investing » et les Français l’Investissement
socialement responsable (ISR). Duncan a été directeur de Generation Investment Management LLP, la société d’investissement « greentech » co-créée
par Al Gore en 2004. Il est resté 14 ans dans cette entreprise pionnière du
capital-risque et de l’ISR « vert ».
« Devant l’opposition coordonnée et nouvelle des entreprises aux régulations et devant la déception après la réunion de Kyoto en 1997, comme beaucoup d’autres, j’ai cherché à mobiliser les forces du marché pour promouvoir la durabilité ».
Constat d’échec sur la RSE
L’essai de Duncan Austin
commence par un constat en apparence positif : la Responsabilité
sociétale des entreprises (RSE) et l’Investissement socialement responsable
(ISR) n’ont jamais eu autant de succès qu’aujourd’hui. Alors qu’en 1999, onze
entreprises seulement avaient publié un rapport RSE, en 2019, tout le monde ou
presque se pique de faire de la RSE. Alors qu’en 1999, l’ISR était marginal, de
plus en plus d’investisseurs affirment en 2019 prendre en compte ou vouloir
prendre en compte une performance environnementale et sociale (les critères
ESG). L’ISR a le vent en poupe ? Un seul exemple le montre : les
déclarations et les engagements récents du fonds d’investissement américain
Blackrock.
Mais Duncan Austin nous
rappelle tout de suite à la dure réalité. Malgré l’engouement pour la RSE et
l’ISR, le compte n’y est pas. Il en veut pour preuve la trajectoire des
émissions de CO2, qui au lieu d’être en phase avec les objectifs de la COP 21, nous
promettent un avenir climatique catastrophique. Il en veut pour preuve aussi l’état
de dégradation de la biodiversité et l’érosion de la qualité des sols. Si cette
partie de son argumentaire n’est pas très détaillée, la lecture des
publications scientifiques sur la situation de la planète et des écosystèmes,
qui se succèdent dans les revues Nature, Science et dans toutes les revues scientifiques
à une cadence quasi infernale, lui donne amplement raison.
Sa conclusion est la suivante :
« Mauvaise nouvelle pour l’environnement : l’économie durable ne réussit pas ».
La machine profit toujours gagnante
Cet échec découle selon Duncan Austin de trois
éléments : le premier est d’avoir sous-estimé la capacité de la machine
profit et de ses modes de calcul très imparfaits à rester dominants : il
constate, après 14 ans passés dans l’ISR que la « shareholder value
maximisation », c’est-à-dire la maximisation de la valeur pour
l’actionnaire reste la principale force à l’oeuvre dans l’économie et par
conséquent dans le « business responsable ». Constat un peu naïf tant
cela semble évident ? Certains le penseront.
« L’ISR s'est retrouvé confronté à la maximisation de la valeur pour l’actionnaire et les résultats continuent d'être défavorables pour la planète ».
Et ce ne sont pas hélas, selon
Duncan Austin, les efforts actuels pour redéfinir la valeur ou la performance
globale qui y changeront grand-chose.
« L’enthousiasme pour le potentiel win-win de l’économie verte (« market environmentalism ») s’affaiblit, devant l’impression que le néo-libéralisme a tout simplement capturé le mouvement. (…) Les investisseurs ISR perpétuent un système de prix que d’autres investisseurs peuvent exploiter – légitimement et de façon profitable, activement ou passivement -, mais avec des buts directement opposés ».
Autrement dit, l’ISR et le
« business durable » sont utilisés par la mentalité dominante, qui
reste la maximisation de la valeur actionnariale, pour faire du profit, et non
pour préserver le système terre et restaurer la cohésion sociale en diminuant
les inégalités.
Cette domination de la « shareholder value
maximisation » (SVM), c’est-à-dire la maximisation de la valeur pour
l’actionnaire a donc été sous-estimée par les promoteurs sincères de
l’entreprise soutenable. Deux autres causes expliquent selon l’auteur, l’échec
du « sustainable business ».
Le greenwishing, un vœu pieu
La
seconde raison de l’échec est selon Duncan Austin, le greenwish, qui se
caractérise par la tendance à laisser une fine couche de progrès en durabilité
(quelques résultats RSE positifs) distraire notre attention de la
réalité : la réalité qui est le caractère insoutenable (non « durable »)
de la majorité de l’économie.
Le
greenwishing prolonge la tendance à vouloir cadrer le problème et les solutions
autour d’un récit gagnant-gagnant optimiste (optimistic win-win), alors qu’une
partie des solutions sont coûteuses et non profitables.
Il se
manifeste par la tendance à survendre les impacts positifs de l’entreprise
responsable et à exagérer la contribution de ses produits ou services à une
durabilité.
« Il se pourrait bien que nous soyons confrontés à une nouvelle épidémie de « greenwish » - la croyance ou l’espoir sincère que les efforts actuels pour rendre le monde plus durable vont permettre d’atteindre le changement, alors que c’est loin d’être le cas. Cette posture peut se révéler tout aussi nocive que le greenwash et peut-être même plus difficile à défaire, car elle est plus répandue et résulte principalement de bonnes intentions. »
Entre
les lignes, Austin assène une critique féroce à l’encontre de l’idée que ce
sont les entreprises (ou le business) qui peuvent sauver le monde.
« L’économie seule ne peut pas résoudre notre problèmes
écologiques », juge-t-il bon de préciser. Là aussi, affirmation naïve ?
Oui, mais sans doute pas si évidente à faire passer auprès de ses collègues.
Pour un
changement systémique
La troisième cause de l’échec serait de ne pas avoir compris que les problèmes
environnementaux (sociaux et sociétaux aussi ?) demandent des réponses
systémiques pour être résolus. Les solutions RSE isolées au niveau d’une
entreprise ne suffisent pas et ne fonctionnent pas. Il faut des solutions
collectives globales, et celles-ci impliquent l’action d’institutions autres
que celles des « marchés » : les Etats, en particulier.
Ce constat, là aussi, semblera
naïf pour qui a lu Karl Polanyi et ses analyses de l’encastrement /
désencastrement de l’économie dans la société… Ainsi que pour les sociologues
de l’économie et les économistes de l’environnement… Mais il est tout de même
instructif et intéressant de voir un acteur pionnier et expérimenté de la
finance durable anglo-saxonne, appeler à plus d’Etat et à plus d’action
politique, après avoir décrit l’échec de l’ISR.
In fine, quelles sont les
solutions systémiques que Duncan Austin appelle de ses vœux ? Je regrette
qu’elles soient finalement assez classiques et théoriques : classique et
bienvenu, son plaidoyer pour plus de taxes environnementales.
Classique, l’idée que le « signal
prix » et la monétisation des dommages environnementaux font partie de
la solution. Théorique, son invitation à sortir d’une vision tout marché et à
réhabiliter la régulation étatique.
Dernière piste plus ou moins
systémique évoquée par Duncan Austin, celle des coopérations entre entreprises
pour créer des changements à l’échelle d’un secteur industriel et non à l’échelle
d’une entreprise. Cette partie gagnerait à être étayée et critiquée. Dans la
mesure où il note l’échec des initiatives volontaires (non légales), les
coopérations pré-concurrentielles et sectorielles ne risquent-elles pas de décevoir
elles aussi ?
En guide de résumé critique, l’analyse
proposée me semble incisive et le concept de « greenwishing » colle bien
à la réalité que j’observe. Pour autant, l’auteur est faible sur les solutions
systémiques. Il ne s’attaque qu’à une partie du « dragon », délaissant
la question des modes de vie (soutenables / insoutenables) et des modèles de (hyper ?)
consommation / publicité … Ces questions, ainsi que celle de la croissance exponentielle, sont bel et bien au cœur du problème,
comme l’ont compris les étudiant/es du mouvement «Pour un réveil écologique ».
Additif : quelques réactions à l'essai de Duncan Austin
John Fullerton sur son blog "The future of finance" :
"I am pleased to introduce an important idea from Duncan Austin who recently left a large sustainable investment firm after many years: “Greenwishing.” Duncan’s important message, coupled with John Elkington’s product recall last year on “triple bottom line,” a term he coined 25 years ago, reflect the growing consensus that sustainability in business is not working. Instead, the chorus for systemic transformation is growing. Duncan calls for policy change. I certainly agree. "
"Duncan has been active in the sustainability field for 25 years, initially at an environmental NGO and then at a sustainable investment firm. This dual experience gives Duncan a unique insider perspective and he now researches and writes as an independent.
In the essay, he argues that the two-decade-old sustainable business movement has reached a major crossroads. On one hand, the sector seems to be thriving: a quarter (some say 50%) of global financial assets are now managed sustainably, and chief sustainability officers are common. Yet, in the real world, global environmental metrics continue to deteriorate.(...)
How does Duncan explain the divergence of these trends? He proposes that ‘greenwish’ – the earnest hope that voluntary sustainability efforts are much closer to achieving the necessary change than they really are – is our sector’s key challenge today. Greenwish may, he says, be as problematic as it’s more cynical cousin, greenwash because it is much more widespread and fuelled by good intentions."
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