mercredi 20 avril 2016

Travail détaché : nouvel enjeu de RSE ?

Le 22 mars 2016, l'émission Cash Investigation d'Elise Lucet a diffusé un reportage sur les conditions de travail effroyables de travailleurs européens détachés sur un chantier d'EDF, à Dunkerque. Le travail détaché est-il amené à devenir un enjeu important de la RSE, en particulier dans les secteurs du BTP et du transport ** ? Tout porte à le penser, s'il est vrai que la RSE est une chose sérieuse.


D'après la doctrine de la Responsabilité sociale des entreprises (RSE) et d'après son cadre de référence ISO 26.000, les donneurs d'ordre et les maîtres d'ouvrage doivent se préoccuper des conditions de travail dans leur chaîne d'approvisionnement et donc chez leurs sous-traitants. Ils doivent aussi aller plus loin que le strict respect de la légalité (qui n'est que le socle « de base » de la RSE). En particulier pour les travailleurs détachés, victimes de discriminations ? A en juger par l'enquête de Cash Investigation sur le chantier EDF du terminal méthanier à Dunkerque, cette question est largement éludée.



Le débat public : dumping social et chômage
En général, la question des travailleurs détachés - environ 230.000 personnes en France - est abordée sous deux angles. Premièrement, celle du dumping social : il y a du dumping social avec le travail détaché, puisqu'il permet aux employeurs de payer les cotisations sociales du pays d'origine, des cotisations qui sont plus faibles qu'en France. C'est un dumping social légal. Deuxième angle, le travail détaché contribue au chômage en France. Sur le chantier d'EDF par exemple, il n'y a que 27% de travailleurs français, alors que les chômeurs alentour abondent... Ce à quoi certains répondent, comme dans cet article du Figaro : « certaines entreprises françaises doivent faire appel aux travailleurs détachés faute de main-d'oeuvre locale volontaire pour effectuer des tâches souvent pénibles. » On peut admettre que cela soit en partie vrai, et passer aux questions qui concernent la RSE : celle de la qualité de travail et de la discrimination chez les travailleurs détachés.


Premier enjeu RSE : des conditions de travail déplorables
« Ce qui nous importait, c’était aussi de montrer l’exploitation de ces ouvriers étrangers, qui travaillent parfois jusqu’à 60 heures par semaine dans des conditions indignes et pour des salaires dérisoires », explique Sophie Le Gall, la journaliste qui a réalisé l'enquête pour Cash Investigation.

Sur le chantier de Dunkerque, qui est l'un des plus importants chantiers industriels de ces dernières années en France, des ouvriers étrangers confient être moins bien payés que leurs homologues français. Ils sont logés dans des mobile homes parfois insalubres dans des campings voisins et certains sont contraints d'effectuer des tâches illégales. L'un d'entre eux en est mort, en 2014.

Travailleurs détachés : une minorité discriminée ?
Qu'ils soient roumains, polonais ou portugais, ils sont plus vulnérables et davantage à la merci des sous-traitants sans scrupule, comme l'italien SICES group . C'est ainsi qu'à Dunkerque plusieurs salariés détachés ont eu sur leurs bulletins de paie des retenues totalement abusives. SICES a depuis été condamné à les indemniser. Plus grave encore : un malheureux salarié portugais a été retrouvé mort asphyxié en juillet 2014. D'après ses collègues (minute 25), il aurait été obligé par son employeur d'entrer dans un tuyau pour le nettoyer, alors même que cela était interdit par les règles de sécurité du chantier. Une enquête est en cours, reconnait Marc Girard, le responsable du site pour EDF, qui se retranche derrière la responsabilité ... de son sous-traitant.

A ce propos, il faut visionner le témoignage de ce malheureux responsable du terminal méthanier chez EDF. Instructif, certainement. Affligeant ? A vous d'en juger.

Du point de vue de la RSE, une conclusion s'impose : dans les secteurs comme le BTP où les travailleurs détachés pèsent fort, leur sort est désormais à surveiller comme celui des autres minorités. Et pourquoi pas des indicateurs d'accident du travail spécifiques et des contrôles des heures supplémentaires ?

Pourquoi pas, aussi, des audits surprise ? En Chine, Apple avait été mis en cause pour des conditions de travail effroyable (dont heures abusives) chez son sous-traitant Foxconn, ce qui l'a poussé à organiser des audits via la Fair Labor Association. Au Bangladesh, même chose, après le scandale du Rana Plaza, chez les sous-traitants d'Auchan et d'H&M. Pourquoi pas sur les chantiers français ?

Il faudrait pour cela que le sujet soit pris au sérieux par l'écosystème de la RSE et de l'Investissement socialement responsable (ISR)… Et qu'il devienne ainsi « matériel » ***. Dans le secteur du BTP, matériel, non seulement ça a du sens, mais il en va aussi de la crédibilité de la RSE.




** Les autres entreprises sur lesquelles Cash Investigation a enquêtées sont Geodis, filiale de la SNCF (chauffeurs détachés), et Bouygues Travaux Publics (délit de travail dissimulé via le sous-traitant bandit ATLANCO).

*** Le mot "matériel" est employé dans la sphère de la finance et dans celle de la RSE pour identifier un enjeu qui a de l'importance (en simplifiant).