Et si derrière la nouvelle économie
collaborative, c'était la redéfinition du « pouvoir »
qui se jouait ? C'est l'hypothèse et l'analyse passionnante de
Jeremy Heimans et Henry Timms, dans un article publié dans la « Harvard Business Review » de décembre, "comprendre le nouveau pouvoir".
« Le pouvoir
ancien fonctionne comme une monnaie. Il est détenu par quelques
uns. Une fois obtenu, il est jalousement gardé et les Puissants ont
ensuite un stock substantiel à dépenser. Le pouvoir ancien est
fermé, inaccessible et conduit par des leaders. Il est descendant
et il capture. Le "pouvoir nouveau" ( new power )
fonctionne différemment, comme un courant. Il est créé par la
multitude, il est ouvert, participatif et conduit par des pairs. Il
télécharge et il distribue. Comme l'eau et l'électricité, il est
plus puissant quand il déferle. L'enjeu ou le but avec ce nouveau
pouvoir n'est pas de l'amasser mais de le canaliser ».
Echelle de participation / le nouveau pouvoir
"
Simpliste, cette distinction ? Oui, si
on prend en compte que le pouvoir est éminemment complexe, qu'il
s'agisse de celui des entreprises, découlant de la puissance
identitaire d'une marque, ou de celui des hommes, découlant de leur
charisme, de leur réseau et de leur portefeuille. Mais la
différenciation entre pouvoir ancien et nouveau que proposent Jeremy
Heimans et Henry Timms est féconde : elle permet aux deux
auteurs de proposer une analyse très intéressante des impacts
possibles de la « nouvelle économie » (économie collaborative +
plateformes internet de type Facebook) sur notre relation au pouvoir.
Il serait souhaitable que cet article majeur de la
Harvard Business Review soit bientôt traduit et publié dans la
version française du magazine HBR.
En attendant, en voici un aperçu.
Les auteurs : Jeremy Heimans est
président de l'organisation Purpose, après avoir été co-fondateur
du réseau de pétitions citoyennes Avaaz. Henry Timms dirige le
centre culturel 92nd Street à New York, après avoir co-fondé le
Social Good Week.
Leur hypothèse centrale
A
travers la combinaison de l'économie participative de l'internet, symbolisée par Wikipedia et Facebook, avec la nouvelle économie collaborative (Blablacar, Airbnb, Uber...), « un
nouvel ensemble de valeurs et de croyances se forge. Le pouvoir ne
fait pas que couler différemment. Les gens sentent et pensent
différemment ».
Avec Facebook par exemple, « 500 millions de
personnes partagent et transforment 30 milliards de morceaux de
contenus chaque mois sur la plateforme, c'est un niveau hallucinant
de participation duquel la survie de Facebook dépend ». Aujourd'hui, la majorité des "facebookiens" n'en sont pas conscients. Mais demain ? Déjà, les utilisateurs
d'une plateforme de financement participatif et des bit coins voient
différemment l'utilité des banques et des intermédiaires
de crédit. Et les adeptes du co-voiturage remettent en cause
le lien entre posséder une voiture et pouvoir se déplacer.
Un cadre pour comprendre les acteurs
Les auteurs fournissent une
intéressante cartographie des acteurs, avec deux axes : valeurs
de pouvoir (anciennes / nouvelles) et modèles de pouvoir (ancien /
nouveau). Le nouveau modèle de pouvoir inclue Facebook et Uber, qui
sont connecteurs. Mais ces entreprises ont des valeurs de
pouvoir (actionnariat, gouvernance, secret) anciennes.
Apple et la NSA sont des
« forteresses » au sens où elles cumulent
l'ancien modèle de pouvoir avec les anciennes valeurs.
Les nouvelles valeurs et les nouveaux
modèles se retrouvent combinés chez Wikipedia, Occupy et Etsy, que
les auteurs appellent des « foules ».
Il y a enfin les « meneurs »
(cheerleaders), comme
la marque de vêtements durables Patagonia et The Guardian, qui
associent un discours nouveau sur les valeurs de pouvoir, à un
modèle réel de pouvoir plutôt « old school ».
Nouvelles stratégies
Bien sûr, les entreprises sont au
courant de l'émergence de l'économie collaborative, même si la plupart n'ont pas la grille
de lecture proposée dans l'article, ni une stratégie bien définie
sur leur rapport au pouvoir. A leur égard, Heimans et Timms
proposent une « marche à suivre » en trois étapes :
s'évaluer + se confronter à ses opposants (en anticipant un "occupy" dans son entreprise !) + développer sa
capacité de mobilisation. Signe que leur analyse est tout sauf simpliste, les deux auteurs signalent qu'un chemin
possible pour un « leader » est le « bilinguisme ».
Autrement dit, combiner comme selon eux Ariana Huffington le fait déjà, les deux approches,
anciennes et nouvelles, du pouvoir.
La conclusion est une mise en
perspective qui évite la naiveté. Les acteurs du
« nouveau pouvoir » n'auront un impact profond et
significatif que s'ils réussissent à modeler la structure et le
système de nos sociétés. D'où un combat annoncé :
« La
bataille qui s'annonce, que vous soyez en faveur des anciennes ou des
nouvelles valeurs de pouvoir, portera sur le
contrôle et modelage
des
structures et systèmes fondamentaux de la société ».
Structures et systèmes : les
termes rappellent Marx et Levi-Strauss. Mais de quoi s'agit-il ? Il est dommage que les auteurs ne répondent pas à cette question brûlante, mais cela n'enlève rien à l'intérêt de leur papier : centrer la réflexion sur le pouvoir et inspirer les acteurs de l'économie collaborative. C'est-à-dire nous tous.