C'est une contribution utile aux débats
actuels sur ce qu'est l'innovation sociale, qui dessine une
perspective, voir une hiérarchie, ancrée dans la tradition de
l'économie sociale à la française, une tradition qui préfère le
collectif à l'individuel... et qui se méfie parfois un peu (trop?) de la figure de l'entrepreneur social.
« L'innovation sociale, principes et fondements d'un concept », publié fin 2013 aux éditions
L'Harmattan, présente la synthèse d'une recherche collective lancée
en 2011 par l'Institut Godin d'Amiens. Les auteurs sont
Nicolas Chochoy, directeur de l'Institut Godin, ainsi qu'Emmanuelle Besançon et Thibault Guyon, tous deux doctorants en
économie au CRIISEA d'Amiens.
Créé en Picardie en 2007, cet Institut atypique se consacre à la recherche appliquée dans
l'économie sociale et solidaire. Il tire son nom de l'industriel
social Jean-Baptiste Godin, créateur d'une fabrique de poêles en fonte en 1848 et d'un fameux « familistère » inspiré du fouriérisme.
Le livre est le fruit de la deuxième
recherche collective menée par l'Institut, après celle sur les
pratiques solidaires, qui avait débouché sur un tableau de bord des
pratiques solidaires.
Pour ce deuxième travail, la feuille
de route était d' « appréhender, caractériser et
définir » l'innovation sociale. A l'arrivée, il en découle,
via cet ouvrage, à la fois une
synthèse des théories récentes sur l'innovation sociale, telles
qu'elles ont été développées par des chercheurs en sciences
sociales (et pas seulement celles de l'inévitable EMES) et une
théorie, presque un idéal-type d'innovation sociale :
l'innovation institutionnaliste.
Bref c'est une
lecture stimulante, pour tout acteur ou chercheur qui s'intéresse
aux innovations sociales. Une lecture à compléter, certainement,
par un nouvel ouvrage qui sortira prochainement (le 15 avril) :
« L'innovation sociale - Les marches d'une construction théorique et pratique » - Benoît Lévesque, Juan-Luis Klein,
Jean-Marc Fontan, Collectif, Presses de l'Université du Québec.
Conclusions à retenir de
l'idéal-type "innovation sociale institutionnalisée"
La nouveauté de l'innovation sociale
résiderait « dans la mise en oeuvre de pratiques en rupture
avec les pratiques habituelles dans un milieu donné (le changement
institutionnel). La dimension sociale prend forme dans un processus
collectif marqué par des pratiques solidaires constitutives d'un
ancrage territorial fort et de façon concomittante d'une gouvernance
élargie et participative (empowerment), se traduisant par un modèle
économique pluriel ». Le produit ou service produit se
distingue par son accessibilité (traduction : tarifs
indexés ou adaptés sur les revenus, disponibilité au plus près
des usagers...). Les résultats sont « porteurs d'impacts
directs et de changements institutionnels » au niveau des
individus, des organisations, du territoire et des collectivités.
La suite de mon billet de blog est
une fiche de lecture partielle de l'ouvrage...
Après avoir distingué, dans le
premier chapitre, les traits distinctifs de l'innovation
technologique et de l'innovation sociale (voir la note en fin d'article),
les auteurs dessinent, en s'appuyant sur des travaux de recherche
pré-existants en France et au Québec (l'EMES, CRISES, l'IFRESI, Nadine Richez-Battesti, Jean Hillier...) quatre approches de l'innovation
sociale : entrepreneuriat social de type Ashoka, innovation
sociale portée par les pouvoirs publics pour moderniser les services
publics, approche « latine » conceptualisée par le
réseau EMES et approche institutionnaliste, qui poursuit et complète
celle de l'EMES.
En réalité, ces quatre approches ne
sont pas si étanches l'une de l'autre que le livre pourrait le faire
accroire et nombre d'innovations sociales pourraient sans doute
entrer dans l'une ou l'autre simultanément. A cet égard, il est
assez regrettable que le livre manque d'exemples pour illustrer
les différentes approches d'innovation sociale qui sont présentées.
C'est en fait la limite principale du livre : il est plus une
méta-étude qu'une étude, sa thèse n'étant illustrée que par
deux exemples d'innovations sociales étudiés par l'Institut
Godin (sur l'approche institutionnaliste).
Il n'empêche, le gros intérêt du
livre est, à mes yeux, de mettre en avant des différences
d'approche, voir une hiérarchie à travers la mise en avant de l'approche institutionnaliste de l'innovation sociale. Celle-ci se distingue par la place accordée à des
« pratiques solidaires » et par une volonté de
changement institutionnel. Elle constitue, me semble-t-il, un horizon
ou, pourrait-on dire, une boussole (parmi
d'autres?) utile à tout faiseur d'innovation sociale.
Le livre propose aussi une méthodologie
d'évaluation de l'innovation sociale, destinée aux acteurs de
l'ESS. Celle-ci englobe l'analyse des pratiques de l'organisation,
l'identification des impacts directs et l'analyse des changements.
Les deux exemples pris sont la recyclerie du Pays de Bray et le
projet de santé communautaire Initi'elles : j'invite le lecteur
qui serait professionnel ou féru d'impact et d'évaluation sociale à
se procurer le livre pour en savoir plus sur le sujet.
Approche une :
l'entrepreneuriat social
Cette approche, qui est celle du réseau
Ashoka, a deux traits forts : elle est centrée sur la figure de
l'entrepreneur (homme d'action, leader, qui prend des risques....) et
elle s'appuie sur des ressources marchandes, une activité lucrative.
Rappelons que la figure centrale d'Ashoka est effectivement celle du
« changemaker » cher au fondateur du réseau, Bill
Drayton.
Approche deux : le « new
public management »
Elle envoie à la volonté d'acteurs
publics de moderniser des politiques publiques, dans un objectif de
baisse des coûts et des budgets publics. C'est en quelque sorte
l'approche du projet de Big society porté par David Cameron au
Royaume-Uni (cet exemple n'est pas cité dans le livre). Elle va de
pair avec la diffusion des méthodes de gestion privées et la quête
de performance quantitative : le « new public
management ». Au risque de mettre à mal les dimensions
solidaires et le pouvoir d'émancipation, ce que Jean-Louis Laville
appelle la dimension politique, de l'économie sociale.
Trois :
l'approche entrepreneuriale latine
Cette approche
« latine » est celle qui a été développée par le
réseau EMES. Elle « souligne les dimensions non lucrative,
collective et démocratique des entreprises sociales », nous
dit Emmanuelle Besançon. L'approche s'appuie sur les traditions
européennes du mouvement coopératif, voir associationniste (pour la
France), plus que sur celle de l'entrepreneur ango-saxon. Elle élude
la question du leadership et le fait que dans la plupart des
coopératives, il y a souvent un, ou un noyau, de « meneurs »
(et un visionnaire).
Quatre :
L'approche institutionnaliste : la solidarité au coeur
Cette approche
« englobe et dépasse » l'approche de l'EMES en concevant
l'innovation sociale comme un « système territorialisé et
levier de transformation sociale » (page 49). C'est donc ce que
j'appelle l'idéal-type promu par les auteurs du livre.
Mais
qu'est ce qui fait l'identité propre de cette approche ? Il y a
donc d'abord l'idée qu'elle place les pratiques solidaires au
coeur de la démarche.
C'est, écrivent les auteurs, une
hypothèse structurante de leur travail : « les pratiques
porteuses d'innovation sociale peuvent être qualifiées de pratiques
solidaires dès lors qu'elles font intervenir des principes relevant
de la solidarité tels que la justice, la démocratie, la
réciprocité, la proximité, etc ».
Ces pratiques ne sont pas cantonnées
par un statut et peuvent être portées par tout type d'organisation,
précisent les auteurs, « bien que l'ESS apparaisse comme un
vivier essentiel ».
Il y a ensuite la volonté de
transformation sociale. Il s'agit de l'«éventuelle évolution des
pratiques et représentations dont ils peuvent être à l'origine
auprès des autres acteurs de l'économie ». Mais aussi,
de la transformation des politiques publiques et sociales.
Parmi les autres idées clef, il y a
enfin, me semble-t-il, celle-ci : l'innovation sociale tient
autant au processus de son émergence et de son déploiement
(ou diffusion) qu'à ses résultats (produits, services créés) et
qu'à ses impacts.
« En matière d'innovation
sociale, le processus est tout aussi important que le résultat »
(P. 113)
Processus ? A ce niveau,
l'innovation sociale est avant un processus territorialisé qui fait
interagir et coopérer des acteurs localement. Il s'agit d'une part
d'une mise en réseau d'acteurs, voir de groupes sociaux hétérogènes,
et d'autre part d'un participation dans une logique
d' « empowerment », autrement dit la prise
d'autonomie et la participation des usagers.
Cette conception s'appuie sur les
travaux du géographe Guy Di Méo (2006), et permet de distinguer
dans l'innovation sociale non seulement une production de cohésion
sociale, mais la production même du territoire local dans une
perspective patrimoniale : un patrimoine socio-culturel
commun, construit ensemble.
C'est peut-être là que réside le défi le plus considérable de l'innovation sociale : faire coopérer des groupes sociaux pour arriver à une vision partagée d'un avenir à construire ensemble, sur des territoires donnés.
Pour en savoir plus :
Institut Godin
03 22 72 49 53
Note 1 : L'innovation sociale serait surtout issue « d'une pression
sociale et politique, ou encore environnementale » alors que
la première (technologique) est issue de la pression du marché et
de la concurrence. D'autre part, elle serait davantage immatérielle,
davantage axée sur des nouvelles pratiques.