jeudi 21 novembre 2019

Quoi de neuf en RSE à Sustainable Brands 2019 « New Metrics » ?


Limites planétaires, certification « 3BL », tableau de bord multi-capital, neutralité plastique : autant de sujets débattus à la conférence « New metrics » 2019 organisée par Sustainable Brands. Des initiatives convergent pour réduire le fossé entre la RSE et le maintien des équilibres environnementaux.




Du 18 au 20 novembre à Philadelphie, se déroulait la conférence Sustainable Brands 2019 « New Metrics ». Cette conférence, qui réunit quelques 300 top managers de la Responsabilité sociétale des entreprises (RSE), est un des rassemblements les plus intéressants de la communauté RSE mondiale, portant sur les « nouveaux indicateurs / modes de calcul RSE». C’est un moment privilégié pour capter des sujets émergents et pour voir comment évoluent des sujets plus anciens. Voici ce que j’en retiens, depuis Paris, en utilisant Twitter et en scannant le programme (une manière neutre en carbone d’assister à une conférence :-).

En deux mots, la conférence confirme l’intrusion bienvenue des « limites planétaires » dans les débats autour de la mesure de la RSE. Cette intrusion est portée en particulier par les promoteurs du Global Thresholds & Allocations Council (GTAC), qu’on peut traduire par « Conseil global pour allouer des limites ».

Les limites de la planète s’invitent dans la RSE


C’est Gil Friend, le fondateur de Natural Logic, qui a relayé l’info : une étude présentée à Philadelphie s’est intéressée à la place des « limites planétaires » dans les rapports RSE. Les limites planétaires environnementales (« planetary boundaries ") ? Il s’agit d’un concept scientifique majeur, popularisé par les travaux de Johan Rockström du Centre sur la Résilience de Stockholm et de son co-auteur Will Steffen. L’étude présentée à SBM 2019 montre que sur 40.000 rapports RSE publiés entre 2000 et 2013, un petit 5% fait référence aux limites planétaires. « The blind leading the blind ? » questionne Gil Friend.




Ces limites planétaires constituent un cadre indispensable pour relier les stratégies RSE avec un développement soutenable crédible au plan environnemental. Elles ont une place de choix dans le dernier rapport sur l’environnement publié par l’Etat français et dans de plusieurs publications des Nations Unies. Le fait que 95% des rapports RSE n’y fassent pas référence, valide une fois de plus l’idée suivant laquelle, « faire de la RSE », ce n’est pas « faire de la soutenabilité » ni « être durable » au sens d’une réelle durabilité environnementale.

La RSE actuelle, c’est surtout une gestion de risques et opportunités extra-financières et un outil de différenciation stratégique pour les entreprises...

Global Thresholds & Allocations Council (GTAC)


Or relier la RSE avec les limites planétaires, c’est justement ce que proposent les promoteurs du Global Thresholds & Allocations Council (GTAC), présents eux aussi à Philadelphie. Les promoteurs du GTAC, qui a été lancé en 2018, sont coordonnés par l’organisation allemander3.0, qui s’appelait auparavant reporting 3.0.

La communauté autour de r3.0 s’appuie sur des travaux du Programme des Nations Unies pour l’Environnement (UNEP) et propose la « une approche de référence pour un reporting de la performance RSE / ESG qui soit en relation avec les limites et les frontières planétaires généralement acceptées ».

r3.0 proposes the formation of a multi-stakeholder Global Thresholds & Allocations Council (GTAC), to establish an authoritative approach to reporting economic, environmental and social performance in relation to generally accepted boundaries and limits.
https://www.r3-0.org/gtac/

L’ambition est considérable, il s’agit de mettre fin au « sustainability context gap » c’est-à-dire à la déconnexion des politiques et objectifs RSE d’avec les limites écologiques du système-Terre.
Un des défis majeurs de la RSE, selon moi, est justement d’intégrer ces paramètres dans des trajectoires de soutenabilité, un peu comme l’initiative « Science Based Target » le propose pour le climat, en se fixant 2 degrés Celsius ou 1,5° (mieux) d'augmentation des températures en 2100, comme limite planétaire à respecter. 

Intégration utopique, ou réalisable ? Le défi est immense... Et il ne doit pas oblitérer la partie sociale et sociétale, donc politique, de la soutenabilité : réduction des inégalités et investissement dans le patrimoine commun (par exemple l'offre de santé publique d'aujourd'hui, qui servira aux malades de demain).

Certification « Triple bottom line »


Autre nouveauté intéressante présentée à SB 2019 : c’est la nouvelle certification « Triple bottom line », qui permet aux entreprises de faire certifier leur démarche de comptabilité intégrée, en s’inspirant du concept TBL de John Elkington. A quand la première entreprise française certifiée TBL ? Vite vite, les amis innovateurs de la RSE, foncez persuader votre Comex !! 

J’avoue que je n’ai pas eu le temps de creuser l’intérêt de cette certification, au-delà de la différenciation et de la bonne réputation qu'elle peut apporter aux organisations, et au-delà, aussi du nouveau gisement de business qu'elle constitue pour les consultants en RSE (le marché de la vertu, pour reprendre le titre du livre de David Vogel). 

«Au cœur du programme de certification TBL, il y a la reconnaissance de la méthode du tableau de bord multi-capital, outil de comptabilité de la performance basé sur le contexte et open source. Il a été développé par Martin P. Thomas au Royaume-Uni et Mark W. McElroy aux USA ».

At the heart of the Certified TBL program, then, is its advocacy of the MultiCapital Scorecard method, an open-source, context-based performance accounting tool developed by Martin P. Thomas in the UK, formerly of Unilever, and Mark W. McElroy in the U.S., formerly of Price Waterhouse, KPMG and Deloitte Consulting.  

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D'autres sujets intéressants et controversés, comme la neutralité plastique, devaient être abordés à SB 2019 New Metrics... Le programme de l'événement est détaillé sur le site de la conférence.


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mercredi 13 novembre 2019

Greenwishing : ces douces illusions qui sapent la RSE et l'ISR



Et si le monde de la RSE et de l’Investissement socialement responsable (ISR) était victime de « greenwishing » ? Cette posture sincère revient à se bercer d’illusions sur la capacité des solutions actuelles à atteindre à une « durabilité ». D'après Duncan Austin. Incisif.

En juillet 2019, Duncan Austin, ancien directeur du prestigieux fonds d’investissement « vert » co-créé par Al Gore (23 milliards de dollars en gestion), ancien associé au World Resource Institute, a publié un essai de 17 pages, qui a suscité beaucoup d’intérêt. Titre de son essai : «Greenwish : The Wishful Thinking Undermining the Ambition of Sustainable Business ». En français :  Greenwish : les illusions qui sapent les ambitions de l'économie durable".

Fort de 25 ans d’expérience dans l’investissement socialement responsable (ISR) et dans la politique climatique, Duncan Austin dresse un constat désabusé sur les réussites de l’entreprise durable. « Mauvaise nouvelle pour l’environnement : l’économie durable ne réussit pas », écrit-il.

A ses yeux, le mouvement de la Responsabilité sociétale des entreprises (RSE) et de l’ISR serait victime de « greenwishing ». Plus répandu et plus difficile à défaire que le « greenwashing », le greenwishing est une posture mentale qui revient à se bercer d’illusions sur le potentiel de changement de l’actuel « business durable ».

Outre une critique désabusée des limites de la RSE et de la finance responsable, Duncan Austin fait un plaidoyer pour un changement systémique et pour plus d’action politique.

Et si au lieu de contribuer à construire un monde soutenable, les efforts actuels pour plus d’ISR et de RSE contribuaient à prolonger les causes du problème ?





Qui est Duncan Austin ?

L’auteur a été associé senior au World Resource Institute (WRI) entre 1996 et 2004. Il est notamment l’auteur en 1997 du livre « Climate Protection Policies: Can We Afford to Delay? » édité par le WRI.

Puis Duncan Austin s’est lancé dans la finance responsable, ce que les Anglo-saxons appellent le « socially responsible investing » et les Français l’Investissement socialement responsable (ISR). Duncan a été directeur de Generation Investment Management LLP, la société d’investissement « greentech » co-créée par Al Gore en 2004. Il est resté 14 ans dans cette entreprise pionnière du capital-risque et de l’ISR « vert ».

« Devant l’opposition coordonnée et nouvelle des entreprises aux régulations et devant la déception après la réunion de Kyoto en 1997, comme beaucoup d’autres, j’ai cherché à mobiliser les forces du marché pour promouvoir la durabilité ».

Constat d’échec sur la RSE

L’essai de Duncan Austin commence par un constat en apparence positif : la Responsabilité sociétale des entreprises (RSE) et l’Investissement socialement responsable (ISR) n’ont jamais eu autant de succès qu’aujourd’hui. Alors qu’en 1999, onze entreprises seulement avaient publié un rapport RSE, en 2019, tout le monde ou presque se pique de faire de la RSE. Alors qu’en 1999, l’ISR était marginal, de plus en plus d’investisseurs affirment en 2019 prendre en compte ou vouloir prendre en compte une performance environnementale et sociale (les critères ESG). L’ISR a le vent en poupe ? Un seul exemple le montre : les déclarations et les engagements récents du fonds d’investissement américain Blackrock

Mais Duncan Austin nous rappelle tout de suite à la dure réalité. Malgré l’engouement pour la RSE et l’ISR, le compte n’y est pas. Il en veut pour preuve la trajectoire des émissions de CO2, qui au lieu d’être en phase avec les objectifs de la COP 21, nous promettent un avenir climatique catastrophique. Il en veut pour preuve aussi l’état de dégradation de la biodiversité et l’érosion de la qualité des sols. Si cette partie de son argumentaire n’est pas très détaillée, la lecture des publications scientifiques sur la situation de la planète et des écosystèmes, qui se succèdent dans les revues Nature, Science et dans toutes les revues scientifiques à une cadence quasi infernale, lui donne amplement raison.

Sa conclusion est la suivante
« Mauvaise nouvelle pour l’environnement : l’économie durable ne réussit pas ».
La machine profit toujours gagnante

Cet échec découle selon Duncan Austin de trois éléments : le premier est d’avoir sous-estimé la capacité de la machine profit et de ses modes de calcul très imparfaits à rester dominants : il constate, après 14 ans passés dans l’ISR que la « shareholder value maximisation », c’est-à-dire la maximisation de la valeur pour l’actionnaire reste la principale force à l’oeuvre dans l’économie et par conséquent dans le « business responsable ». Constat un peu naïf tant cela semble évident ? Certains le penseront. 

« L’ISR s'est retrouvé confronté à la maximisation de la valeur pour l’actionnaire et les résultats continuent d'être défavorables pour la planète ».

Et ce ne sont pas hélas, selon Duncan Austin, les efforts actuels pour redéfinir la valeur ou la performance globale qui y changeront grand-chose.

« L’enthousiasme pour le potentiel win-win de l’économie verte (« market environmentalism ») s’affaiblit, devant l’impression que le néo-libéralisme a tout simplement capturé le mouvement. (…) Les investisseurs ISR perpétuent un système de prix que d’autres investisseurs peuvent exploiter – légitimement et de façon profitable, activement ou passivement -, mais avec des buts directement opposés ».

Autrement dit, l’ISR et le « business durable » sont utilisés par la mentalité dominante, qui reste la maximisation de la valeur actionnariale, pour faire du profit, et non pour préserver le système terre et restaurer la cohésion sociale en diminuant les inégalités.

Cette domination de la « shareholder value maximisation » (SVM), c’est-à-dire la maximisation de la valeur pour l’actionnaire a donc été sous-estimée par les promoteurs sincères de l’entreprise soutenable. Deux autres causes expliquent selon l’auteur, l’échec du « sustainable business ».

Le greenwishing, un vœu pieu

La seconde raison de l’échec est selon Duncan Austin, le greenwish, qui se caractérise par la tendance à laisser une fine couche de progrès en durabilité (quelques résultats RSE positifs) distraire notre attention de la réalité : la réalité qui est le caractère insoutenable (non « durable ») de la majorité de l’économie.

Le greenwishing prolonge la tendance à vouloir cadrer le problème et les solutions autour d’un récit gagnant-gagnant optimiste (optimistic win-win), alors qu’une partie des solutions sont coûteuses et non profitables.

Il se manifeste par la tendance à survendre les impacts positifs de l’entreprise responsable et à exagérer la contribution de ses produits ou services à une durabilité.

« Il se pourrait bien que nous soyons confrontés à une nouvelle épidémie de « greenwish » -  la croyance ou l’espoir sincère que les efforts actuels pour rendre le monde plus durable vont permettre d’atteindre le changement, alors que c’est loin d’être le cas. Cette posture peut se révéler tout aussi nocive que le greenwash et peut-être même plus difficile à défaire, car elle est plus répandue et résulte principalement de bonnes intentions. »

Entre les lignes, Austin assène une critique féroce à l’encontre de l’idée que ce sont les entreprises (ou le business) qui peuvent sauver le monde. « L’économie seule ne peut pas résoudre notre problèmes écologiques », juge-t-il bon de préciser. Là aussi, affirmation naïve ? Oui, mais sans doute pas si évidente à faire passer auprès de ses collègues.

Pour un changement systémique

La troisième cause de l’échec serait de ne pas avoir compris que les problèmes environnementaux (sociaux et sociétaux aussi ?) demandent des réponses systémiques pour être résolus. Les solutions RSE isolées au niveau d’une entreprise ne suffisent pas et ne fonctionnent pas. Il faut des solutions collectives globales, et celles-ci impliquent l’action d’institutions autres que celles des « marchés » : les Etats, en particulier.

Ce constat, là aussi, semblera naïf pour qui a lu Karl Polanyi et ses analyses de l’encastrement / désencastrement de l’économie dans la société… Ainsi que pour les sociologues de l’économie et les économistes de l’environnement… Mais il est tout de même instructif et intéressant de voir un acteur pionnier et expérimenté de la finance durable anglo-saxonne, appeler à plus d’Etat et à plus d’action politique, après avoir décrit l’échec de l’ISR.

In fine, quelles sont les solutions systémiques que Duncan Austin appelle de ses vœux ? Je regrette qu’elles soient finalement assez classiques et théoriques : classique et bienvenu, son plaidoyer pour plus de taxes environnementales.
Classique, l’idée que le « signal prix » et la monétisation des dommages environnementaux font partie de la solution. Théorique, son invitation à sortir d’une vision tout marché et à réhabiliter la régulation étatique.

Dernière piste plus ou moins systémique évoquée par Duncan Austin, celle des coopérations entre entreprises pour créer des changements à l’échelle d’un secteur industriel et non à l’échelle d’une entreprise. Cette partie gagnerait à être étayée et critiquée. Dans la mesure où il note l’échec des initiatives volontaires (non légales), les coopérations pré-concurrentielles et sectorielles ne risquent-elles pas de décevoir elles aussi ?

En guide de résumé critique, l’analyse proposée me semble incisive et le concept de « greenwishing » colle bien à la réalité que j’observe. Pour autant, l’auteur est faible sur les solutions systémiques. Il ne s’attaque qu’à une partie du « dragon », délaissant la question des modes de vie (soutenables / insoutenables) et des modèles de (hyper ?) consommation / publicité … Ces questions, ainsi que celle de la croissance exponentielle, sont bel et bien au cœur du problème, comme l’ont compris les étudiant/es du mouvement «Pour un réveil écologique ».




Additif : quelques réactions à l'essai de Duncan Austin

John Fullerton sur son blog "The future of finance" :

"I am pleased to introduce an important idea from Duncan Austin who recently left a large sustainable investment firm after many years: “Greenwishing.” Duncan’s important message, coupled with John Elkington’s product recall last year on “triple bottom line,” a term he coined 25 years ago, reflect the growing consensus that sustainability in business is not working. Instead, the chorus for systemic transformation is growing. Duncan calls for policy change. I certainly agree. " 

Raj Thamotheram sur son blog "Preventable Surprises" :

"Duncan has been active in the sustainability field for 25 years, initially at an environmental NGO and then at a sustainable investment firm. This dual experience gives Duncan a unique insider perspective and he now researches and writes as an independent.

In the essay, he argues that the two-decade-old sustainable business movement has reached a major crossroads. On one hand, the sector seems to be thriving: a quarter (some say 50%) of global financial assets are now managed sustainably, and chief sustainability officers are common. Yet, in the real world, global environmental metrics continue to deteriorate.(...)

How does Duncan explain the divergence of these trends? He proposes that ‘greenwish’ – the earnest hope that voluntary sustainability efforts are much closer to achieving the necessary change than they really are – is our sector’s key challenge today. Greenwish may, he says, be as problematic as it’s more cynical cousin, greenwash because it is much more widespread and fuelled by good intentions."