lundi 16 mai 2016

Travail détaché et RSE : responsabilité solidaire

Le recours au travail détaché, notamment pour (ou par) des entreprises du BTP ou des transports, est un domaine d'impact à suivre pour les praticiens de la RSE. En janvier 2015, un groupe de travail de la plateforme nationale sur la RSE a permis de faire le point sur le cadre légal. Deux notions percolent avec la RSE :  celle de "concurrence sociale déloyale" et celle de "responsabilité solidaire".




Suite au reportage de Cash Investigation sur le recours abusif au travail détaché, j'ai souhaité approfondir les relations entre travail détaché et RSE (voir mon post de blog du 20 avril 2016 "Travail détaché : nouvel enjeu de RSE ? ).

J'ai découvert qu'en janvier 2015, la question du travail détaché a fait l'objet d'une présentation à la plateforme nationale sur la RSE. Plus précisément, au groupe de travail n° 3 de la Plateforme RSE, "Implications de la responsabilité des entreprises sur leur chaîne de valeur (filiales et fournisseurs)".

A cette occasion, Anne Thauvin, chef du pôle travail illégal au sein de la DG Travail (Ministère du Travail etc) a présenté "la responsabilité solidaire sur le recours abusif aux travailleurs détachés". La responsabilité solidaire a été instaurée par la Loi n° 2014-790 du 10 juillet 2014 visant à lutter contre la concurrence sociale déloyale

Le compte-rendu de cette réunion, qui est très éclairant, est disponible sur le site de France Stratégie, à cette adresse :


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En résumant, la loi contre la concurrence sociale déloyale introduit des dispositions qu'on peut légitimement considérer comme une partie du "socle légal" pour toute approche RSE du travail détaché.
  • Elle crée une responsabilité solidaire pour les maîtres d'ouvrage et donneurs d'ordre en cas de non-paiement des salaires,
  • Elle impose au donneur d'ordre ou maître d'ouvrage un certain nombre d'obligations de moyens et de vérifications auprès de ses sous-traitants.
Un minimum légal que toutes les entreprises ne respectent pas, si l'on en juge par le reportage de Cash Investigation...

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Voici le compte-rendu de la présentation d'Anne Thauvin, tel qu'il a été écrit et publié par France Stratégie pour le compte de la plateforme nationale RSE :

(j'ai surligné en jaune des passages qui me paraissent intéressants ou importants)

La loi du 10 juillet 2014 s’appuie sur la proposition de loi déposée par le député Savary en Décembre 2013. Discutée avec le Ministère du travail, elle propose une sur-transposition de la directive d’exécution en matière de détachement des travailleurs publiée en mai 2014. Elle vise ainsi à lutter contre la concurrence sociale déloyale, alors que les fraudes autour des travailleurs détachés étaient en augmentation : non-respect du paiement du salaire minimal, des durées maximales de travail ou encore conditions d’hébergement déplorables. Elle confronte alors deux droits : le droit social du détachement et le droit du travail.

Cette loi va plus loin que la directive d’exécution sur le détachement en bâtissant une responsabilité solidaire en cas de non-paiement des salaires qui s’applique à tous les secteurs professionnels, et non au seul secteur du bâtiment. De plus, le régime de responsabilité est étendu à l’ensemble des maîtres d’ouvrage et des donneurs d’ordres, quel que soit leur rang dans la chaîne de sous-traitance : la responsabilité n’est donc pas limitée au cocontractant direct. Ainsi, il est possible de poursuivre le donneur d’ordre pour des fraudes relevant d'un de ses sous-traitants. Cette disposition s’applique à l’ensemble des salariés, qu'ils soient ou non détachés.

Il s’agit d’une obligation de moyen et non de résultat : s’il est prévenu par l’inspection du travail que les salariés détachés d’un sous-traitant ne bénéficient pas des dispositions légales ou conventionnelles en matière de salaire minimum, le donneur d'ordre ou le maître d'ouvrage devra lui demander de régulariser la situation. La responsabilité du DO ou du MO n’est ainsi engagée qu’à la demande d’un agent de contrôle et s’il ne remplit pas son obligation d’injonction ; il n’y a pas de mécanisme automatique.

La loi vient aussi compléter l’arsenal législatif français en matière de lutte contre les fraudes au détachement, en instaurant d’autres régimes de responsabilité solidaire :

  • L'employeur, qui détache un ou plusieurs salariés, doit adresser, préalablement au détachement, une déclaration à l'inspection du travail du lieu où débute la prestation et lui désigner un représentant pour l'entreprise. Cette déclaration est également annexée au registre unique de l'entreprise d'accueil des salariés détachés.
Le donneur d'ordre doit vérifier auprès de son prestataire de services qui détache des salariés qu'il a bien rempli ses obligations de déclaration. La "méconnaissance" par l'employeur de ses obligations en matière de détachement est passible d'une amende de 2000 € par salarié dans la limite de 10 000€. La loi Macron prévoit un déplafonnement.

  • Lorsqu’un sous-traitant héberge collectivement ses salariés (détachés ou non) dans des conditions incompatibles avec la dignité humaine, le maître d’ouvrage ou le donneur d’ordre est tenu, à la demande d’un agent de contrôle, de prendre en charge un nouvel hébergement, à moins que l’employeur n’ait régularisé par lui-même la situation.
  • Lorsqu’un sous-traitant ne respecte pas les dispositions essentielles (matières du « noyau dur » du droit du travail énoncées par la directive détachement de 1996) énumérées à l’article L.1262-4 du code du travail (salaire minimal, durée du travail, règles relatives à la santé et à la sécurité, etc.), le maître d’ouvrage ou le donneur d’ordre doit, en cas d’alerte par un agent de contrôle, faire cesser la situation. Le non-respect de cette obligation de diligence est puni d’une sanction pénale contraventionnelle.
La loi du 10 juillet 2014 a également institué une peine complémentaire prononcée par un juge pénal en cas de condamnation pour travail illégal de diffusion de cette condamnation sur un site internet.

Enfin, la France espère que l’ensemble des autres pays européens iront sur cette de voie de la responsabilité solidaire. Un membre souligne alors qu’il faudrait évaluer l’impact de ces mesures sur la compétitivité du tissu français par rapport à ses voisins.

D’autres soulignent l’importance de l’inspection du travail dans le processus, et s’inquiètent d’un manque de moyen humain. Anne Thauvin mentionne la réforme en cours de l’inspection du travail, avec notamment la mise en place de cellules régionales du travail illégal qui vont permettre de lutter plus efficacement car collectivement contre le travail illégal et les fraudes au détachement."

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Crédit photo : Flickr fdecomite





jeudi 5 mai 2016

Engie : carton rouge RSE



"Carton rouge pour Engie, l’ex-GDF Suez. Suspecté de mener une guerre des prix dévastatrice et de vendre à perte une partie de son gaz, le numéro un français du secteur se voit sévèrement rappelé à l’ordre. Dans une décision rendue en urgence lundi 2 mai, l’Autorité de la concurrence somme le groupe détenu en partie par l’Etat de mettre fin à ces pratiques." Peut-on lire dans le Monde du 2 mai 2016.

Depuis 2014, Engie, nouveau nom de GDF Suez et héritier de l'ex monopole public gazier français, aurait vendu à perte, sur le marché de la fourniture du gaz aux entreprises. C'est ce qu'a identifié L'autorité de la concurrence, après l'étude d'une cinquantaine de gros appels d'offre.

Extrait du communiqué de presse de la dite Autorité
"l'Autorité de la concurrence a considéré, au vu des éléments du dossier connus à ce stade, qu'Engie avait fixé les prix de ses  offres de marché individualisées, c'est-à-dire hors catalogue, réservées aux entreprises, sans tenir compte de ses coûts réels, au risque de mettre en place des prix prédateurs ou d'éviction. En conséquence, et dans l'attente de sa décision au fond, l'Autorité a imposé en urgence à Engie de respecter différentes mesures afin que les prix de ces offres reflètent mieux la réalité de ses coûts."

Décryptage RSE : la vente à perte contredit une des questions centrales de la norme ISO 26000 : la loyauté des pratiques  (question numéro 5). L'un des axes d'application de la loyauté des pratiques est précisément la concurrence loyale, nous dit (nous rappelle) le cadre de référence ISO 26000. Cette concurrence loyale impose de ne pas vendre à perte.

Hélas. Dans le cas d'un acteur qui a une position dominante sur un marché, quand ce marché s'ouvre à la concurrence, comme c'est le cas pour la fourniture de gaz aux entreprises, la vente à perte est évidemment la tentation commerciale la plus brûlante : c'est la politique de "pricing" la plus efficace... L'arme fatale pour conserver des clients, évincer des concurrents, rafler des gros marchés !

C'est une différenciation par les prix, mais excessive car déloyale : Seul un acteur assez solide peut se le permettre, grâce à ses profits réalisés sur d'autres segments de clientèle, par exemple (ou par l'endettement).

Dans le cas d'une politique RSE exigeante et d'un industriel leader sur son marché, on peut donc s'attendre à ce que la vente à perte soit un élément placé "tout en haut de la pile" : un enjeu clé de la RSE. 

Et tant pis cela devient un point de tension particulièrement chaud entre les objectifs RSE et les objectifs commerciaux, entre les équipes commerciales (et financières) et les équipes de la RSE et de l'éthique.

Dans le cas d'Engie, il semble bien que la RSE ait perdu face aux impératifs commerciaux .... 

Il serait intéressant de savoir à quelle niveau de management cette politique commerciale aurait été décidée. Les forces vives de la RSE Engie et/ou son comité d'éthique avaient-elles rappelé au board l'entrave aux principes ISO 26 000 et le risque qu'une vente à perte représente ?